L'heure des spécialistes - Barbara Zoeke
- Titre : L'heure des spécialistes
- Auteure : Barbara Zoeke
- Traductrice : Diane Meur
- Editions : Belfond
- Date de parution : 3 septembre 2020
- Nombre de pages : 256
- ISBN : 978-2714480927
L'auteure
(Source photo et bio éditions Belfond, © Annette Koroll)
Quatrième de couverture
Voilà longtemps que les meurtriers de masse ne se reconnaissent plus à l'oeil nu. Ils n'ont plus besoin de vigueur physique, ils ont maintenant des armes qui passent inaperçues : gaz toxiques, injections, comprimés... Tuer est devenu le métier d'experts bien formés. Des spécialistes de la maladie, de la mise à mort.
Allemagne, 1940
Au sanatorium de Wittenau, Max Koenig, éminent professeur d'université, se voit décliner mais refuse de perdre espoir. Porté par l'amour de sa femme et de sa fille, il croit encore que les médecins sauront soigner ce mal noir qui le ronge et reste sourd aux avertissements de ses amis qui le supplient de quitter le pays.
Car ce que Max Koenig ne peut pas voir, c'est que, pour lui comme pour tous les autres malades, handicapés, inadaptés, incurables, fous, les spécialistes du Reich ont un projet...
Dans le sillage de La Fabrique des salauds de Chris Kraus, un roman terrible et poignant, qui explore un épisode méconnu de la Seconde Guerre mondiale - la mise en place du programme Aktion T4 - et redonne souffle à des êtres fragiles, cabossés par l'existence et broyés par l'histoire.
Mes impressions
Dans la première partie de ce roman, qui s'intitule Les formulaires, nous sommes en en janvier 1940. Le lecteur fait la connaissance de Max Koenig, de sa famille, de son entourage, alors que ce dernier séjourne au sanatorium de Wittenau à cause de la maladie de Huntington qui le ronge depuis quelque temps déjà. Dans cette partie, la plus longue des cinq parties qui constituent le roman, c'est Max Koenig lui-même qui nous parle. Il nous raconte ses parents, la maison de Berlin-Grunewald, la maladie de son père, qui l'avait contraint de fermer son cabinet d'avocat de la Kantstrasse à Charlottenburg. Puis sa rencontre avec Felicitas, dite Fée, germano-italienne, qui deviendra sa femme. Leur fille Angelica, 10 ans à ce moment-là, dont il faudra taire l'existence dans les dossiers, pour qu'elle échappe aux "spécialistes". Dans cette première partie, il est aussi beaucoup question du quotidien de Max Koenig à l'hôpital, des malades qui deviennent ses amis, ses compagnons d'infortune, et des personnels soignants. Parmi eux, Rosemarie, l'infirmière-chef, qui lui sera d'une grande aide. Peu à peu Koenig réalise que Clampe, son ancien professeur, avait raison quand il l'implorait de quitter le pays au plus vite... trop tard... il est à présent dans leurs griffes.
p.30 "Max Koenig, je serais heureux de vous revoir une dernière fois ! Et j'aimerais vous savoir en sécurité, vous et votre famille, avant que ne se joue le drame dont parlait Heine il y a cent ans. Et croyez-moi : ils vont commettre l'inconcevable. Ils n'auront pas besoin de courage pour cela. Seulement de la protection du groupe. Il arrive que, de loin, on voie les choses plus nettement. Koenig : voici venue l'heure biblique de l'exode. Prenez femme et enfant, et partez. Le plus grand ennemi de la vérité, ce n'est pas le mensonge ; c'est la conviction."
A l'hôpital de Wittenau, il y a aussi mademoiselle Elfi, l'amoureuse de Carl Hohein, dit Carl, Calle, Callissimo. Carl, il était professeur de latin et d'histoire dans un lycée berlinois avant d'être interné pour ses troubles. C'est grâce à lui que Max peut continuer de communiquer avec sa femme. Ne pouvant plus écrire, il dicte ses lettres à Carl, qui signe invariablement : "De la main de Carl, Calle, Callissimo". Et puis il y a le petit Oscar "avec un c", jeune trisomique, qui s'attache très fort à Max et qui le suivra jusqu'au bout, à Teupitz puis à Bernbourg. Peu à peu, Max Koenig, qui a encore tous ses esprits, réalise que ce cher Clampe avait raison... Il croit même parfois l'entendre lui parler. Ainsi, quand il reçoit la visite de l'aumônier protestant, qui arbore une croix gammée à son revers :
p.74 "Il a eu un soupir lourd de signification. Ca y est, a ricané Clampe dans ma tête, il va vous sortir la tirade du corps sain de la nation. Il va vous démontrer pourquoi le droit de vivre doit être dénié aux gens comme vous. L'individu n'est rien, le peuple est tout. Pendant que des jeunes en pleine santé se battent au front, il ne faut pas que des croulants malades leur bouffent le peu de pain disponible. Je continue, Max Koenig ? Vous en voulez encore ?"
Max aimerait répondre à l'aumonier mais aucun son ne sort de sa bouche... son état se dégrade. Il est alors décidé qu'il sera transféré dans un autre centre. Avec Oscar. Sans Carl. Avant cela, il a convaincu Fée et sa fille de fuir en Italie, et sa belle soeur Catia, la soeur de Fée, qui a épousé Gernoth, un SS notoire, d'employer mademoiselle Elfi dans sa belle villa de Grunewald pour prendre soin de sa belle-mère. Elfi et Carl pourront ainsi se retrouver après la guerre pense-t-il...
Dans ce nouvel établissement les conditions sont plus difficiles. Le confort y est sommaire et Carl n'étant pas là, Max n'a plus de possibilité de communiquer avec l'extérieur.
Peu à peu on assiste à la déchéance de Max Koenig, jusqu'au moment où on le fait monter, avec tous les autres, dans un grand bus gris.
Dans la deuxième partie, Visite du lieu d'exécution, c'est la voix du bourreau que l'on entend. Le médecin-Chef Lerbe. Et on comprend vite que Lerbe n'est autre que le neveu de Gernoth...
On assiste alors à son ascension sociale, il est un bon élément qui contribuera à sauver la nation. Il est très vite nommé Médecin-Chef en charge de la supervision et du bon déroulement des exécutions au centre de Bernbourg. Il effectue souvent des allers-retours à Berlin, pour aller prendre les bons conseils des Professeurs Heyde et Nitsche. C'est qu'il est très consciencieux, Lerbe.
p.126 "A l'époque - on était en décembre 1939- , ils étaient encore installés au Columbushaus ; c'est plus tard qu'ils ont emménagé dans une énorme villa ancienne au 4, Tiergartenstrasse, dont l'ancien propriétaire juif était, paraît-il, un oncle du célèbre peintre Max Liebermann. Mais quand j'ai reçu la lettre m'invitant à un entretien personnel au siège de la Fondation d'utilité publique pour l'entretien des maisons de santé, ils ne disposaient encore que de quelques bureaux au Columbushaus. La teneur de la lettre était énigmatique : voulais-je m'impliquer dans une affaire d'Etat confidentielle ? "
Au commencement il a même assisté à une démonstration du bon Dr Brandt, le médecin personnel d'Hitler, qui leur a montré comment se comporter avec les "malades" pour que tout se déroule dans la plus grande sérénité. Après la démonstration, ils avaient même trinqué.
p. 125 "Messieurs, avait dit Brandt en levant son verre. C'est une étape décisive dans l'histoire de la médecine. La mort douce et indolore pour les malades incurables. Et nous, grâce au talent de nos ingénieurs et à l'intrépidité de nos médecins, nous marchons tous ensemble à la pointe du progrès."
Et Lerbe essaie de se persuader qu'ils ont raison. Car visiblement, il n'en est pas certain. Il en serait "presque" émouvant, lisant un maximum de littérature sur le sujet, afin d'avoir les bons arguments en tête si jamais... ce qui plus tard le fera apparaître comme l'un des plus virulents défenseurs de cette thèse. Et puis il ne veut pas que sa fiancée sache en quoi consiste son véritable travail, ce qui est aussi un signe de sa "non tranquillité" de conscience.
p. 155 "Ania, qui aurait tant aimé travailler à Bernbourg. Et dont je ne voulais pas là-bas. Surtout pas. De quel oeil me regarderait-elle , si elle savait tout ? Je ne veux pas qu'elle sache tout, qu'elle voie tout. Quand elle me touche, quand elle m'embrasse, il faut que ce soit en toute ignorance."
La troisième partie s'intitule La mise à mort. Koenig et Lerbe - L'une des deux voix se tait.
Dans la suite du roman, c'est l'auteure qui s'exprime et nous donne des nouvelles des survivants.
Un roman très poignant, qui nous donne à voir le système de l'intérieur, qui permet d'observer les rouages de cette machine à tuer. Dans ce programme T4, chacun a un rôle bien précis et personne ne se sent responsable de la tuerie organisée. La machine est bien huilée. Mais les failles apparaissent aussi, c'est ce qui est intéressant. Lerbe tente de ne pas trop réfléchir à sa tâche.... Une histoire terrible.
La villa T4 (pour Tiergartenstrasse 4) à Berlin se trouvait face au Tiergarten, le grand parc au centre de la ville. Dans cette villa fut prise la décision d'exterminer les adultes handicapés ou atteints de maladies soi-disant incurables. La villa fut détruite dans la bataille de Berlin. A son emplacement se trouve aujourd'hui un mémorial rendant hommage aux victimes de l'action T4. Juste derrière, se trouve la Philharmonie de Berlin. Je suis très souvent passée devant le mémorial T4. Si un jour j'y retourne, j'aurai une pensée pour Max Koenig, le héros de Barbara Zoeke c'est certain.
*****