L'ordre du jour - Eric Vuillard
- Titre : L'ordre du jour
- Auteur : Eric Vuillard
- Editions : Actes Sud, collection "Un endroit où aller"
- Date de parution : 29 avril 2017
- Nombre de pages : 160
- ISBN : 978-2-330-07897-3
Prix Goncourt 2017
L'auteur
Eric Vuillard est un écrivain, cinéaste et scénariste français né en 1968 à Lyon. Il a obtenu entre autres le prix Franz-Hessel 2012 pour "Congo" et "La Bataille d'Occident".
Quatrième de couverture
Ils étaient vingt-quatre, près des arbres morts de la rive, vingt-quatre pardessus noirs, marron ou cognac, vingt-quatre paires d'épaules rembourrées de laine, vingt-quatre costumes trois pièces, et le même nombre de pantalons à pinces avec un large ourlet. Les ombres pénétrèrent le grand vestibule du palais du président de l'Assemblée ; mais bientôt, il n'y aura plus d'Assemblée, il n'y aura plus de président, et, dans quelques années, il n'y aura même plus de Parlement, seulement un amas de décombres fumants. E.V.
Mes impressions
Dans ce "récit" - je ne sais pas trop comment qualifier ce livre, qui n'est pas un roman, ni vraiment un récit, plutôt un essai en fait - on assiste aux prémices de la seconde guerre mondiale, à ce qu'il s'est tramé "juste avant", dans les coulisses. L'on se retrouve tour à tour à la réunion des 24 grands industriels allemands au Reichstag pour une levée de fonds en faveur du parti nazi (qui sera bientôt au pouvoir),
p.23 "Mais pour faire campagne, il fallait de l'argent ; or le parti nazi n'avait plus un sou vaillant et la campagne électorale approchait. A cet instant, Hjalmar Schacht se leva, sourit à l'assemblée, et lança : "Et maintenant messieurs, à la caisse !"
p.23 "Cette réunion du 20 février 1933, dans laquelle on pourrait voir un moment unique de l'histoire patronale, une compromission inouie avec les nazis, n'est rien d'autre pour les Krupp, les Opel, les Siemens qu'un épisode assez ordinaire de la vie des affaires, une banale levée de fonds."
à la visite "naïve" d'Halifax en Allemagne sur invitation de Goering,
p. 27 "...Halifax, lord président du Conseil, se rendit en Allemagne, à titre personnel, à l'invitation d'Hermann Goering, ministre de l'Air, commandant en chef de la Luftwaffe, ministre du Reich à la forêt et à la chasse, président du défunt Reichstag - le créateur de la Gestapo. Voilà qui fait beaucoup, et pourtant Halifax ne tique pas..."
p.31 "...Lord Halifax cherche à nous faire rire. Mais je ne trouve pas ça drôle. L'aristocrate anglais, le diplomate qui se tient fièrement debout derrière sa petite rangée d'ancêtres, sourds comme des trombones, cons comme des buses, bornés comme des fields, voilà qui me laisse froid."
à l'entrevue de Kurt Schuschnigg, chancelier autrichien, avec Hitler à Berchtesgaden le 12 février 1938
p.76-77 "A l'époque où il était prisonnier des Italiens, jeune-homme, pendant la Première Guerre, Schuschnigg aurait dû lire les articles de Gramsci plutôt que des romans d'amour ; alors il serait peut-être tombé sur ces lignes : "Quand tu discutes avec un adversaire, essaie de te glisser dans sa peau." Mais il ne s'est jamais glissé dans la peau de personne, tout au plus a-t-il enfilé le costume de Dollfuss, après lui avoir pendant quelques années léché les bottes. Se mettre à la place de quelqu'un ? Il ne voit même pas où cela mène ! Il ne s'est pas glissé dans la peau des ouvriers tabassés, ni des syndicalistes arrêtés, ni des démocrates torturés ; alors, maintenant, il ne manquerait plus qu'il parvienne à se mettre dans la peau des monstres ! [...] Il a dit non à la liberté de la presse, avec courage. Il a dit non au maintien d'un parlement élu. Il a dit non au droit de grève, non aux réunions, non à l'existence d'autres partis que le sien. Pourtant, c'est bien le même homme qu'embauchera après la guerre la noble université de Saint Louis, dans le Missouri, comme professeur de sciences politiques."
Vient ensuite l'invasion insidieuse de l'Autriche par l'Allemagne, qui peut assez aisément avoir lieu après que les opposants ont été éliminés et que Seyss-Inquart, nazi notoire, a été nommé ministre de l'Intérieur puis chancelier d'Autriche (sur ordre d'Hitler). Mais tout de même, au moment d'envahir l'Autriche, le Führer aimerait le faire "dans les formes", en ayant pour ainsi dire l'autorisation de le faire.
p.79 "On dirait que la puissance ne leur suffit pas, et qu'ils prennent un plaisir supplémentaire à forcer leurs ennemis d'accomplir, une dernière fois, en leur faveur, les rituels du pouvoir qu'ils sont en train d'abattre."
Entre temps, nous partons à Londres, assister au "déjeuner d'adieu" à l'ambassadeur d'Allemagne, Ribbentrop, organisé par Neville Chamberlain à Downing Street, en présence entre autres de Winston Churchill. Ce moment figure dans les mémoires de Churchill. Un déjeuner que Ribbentrop semble faire exprès de prolonger, alors que les dirigeants britanniques viennent de recevoir une note importante au cours de ce repas (l'annonce de l'invasion imminente de l'Autriche par l'Allemagne) et peinent à cacher leur impatience.
Ce chapitre décrivant le déjeuner d'adieu à Downing Street est assez impressionnant à lire, le contraste est saisissant entre la langueur, le "plaisir" du moment (une description très détaillée du menu est donnée, les conversations futiles engagées par Ribbentrop sont allègrement retranscrites) et la gravité et l'urgence de ce qu'il se joue à l'instant-même dans une autre partie de l'Europe. A l'éclairage de l'Histoire, avec le recul que nous avons maintenant, cet effet de contraste est encore plus fort.
Aussitôt après l'entrée d'Hitler à Vienne, juste avant l'Anschluss, les exactions commencent, la pression est tellement forte, qu'il y a "plus de mille sept cents suicides en une seule semaine."
p. 136 "Alma, Karl, Leopold ou Helene ont peut-être aperçu, depuis leur fenêtre, ces Juifs que l'on traîne par les rues. Il leur a suffi d'entrevoir ceux auxquels on a rasé le crâne pour comprendre."
p. 139 "Alma Biro, Karl Schlesinger, Leopold Bien, et Helene Kuhner n'ont pas vécu si longtemps. Avant de se jeter par la fenêtre, le 12 mars 1938, Leopold avait dû affronter plusieurs fois la vérité, puis la honte."
p.141 "On ne peut même pas dire qu'ils aient choisi de mourir dignement. Non. Ce n'est pas un désespoir intime qui les a ravagés. Leur douleur est une chose collective. Et leur suicide est le crime d'un autre."
D'un coup les "anonymes" ont un nom, j'ai été très sensible à cela.
Les deux derniers chapitres s'intitulent "Les morts" et "Mais qui sont tous ces gens". Il est question dans les dernières pages de nouveau des grands groupes de l'industrie allemande, notamment de Krupp, dont l'auteur fait le procès.
Ce que je retiendrai de cette lecture, c'est l'engrenage sournois qui a fait le nid du drame de la deuxième guerre mondiale, et surtout du drame de l'holocauste. Beaucoup d'anecdotes sont relatées, qui au regard de l'Histoire, et mises bout à bout, ne sont finalement pas des anecdotes. C'est tout cela et l'ambition d'un fou, qui a conduit à l'indicible.
J'ai été gênée malgré tout par l'ironie trop souvent présente dans le discours de l'auteur, cela m'a dérangée. Comme si trop d'ironie tuait l'objet-même de la critique (en tous cas à mes yeux). Il est plutôt "facile" de relire l'Histoire et de juger quand on sait à l'avance tout ce qu'il va se passer. Peut-être suis-je assez naïve pour croire que quelques uns des protagonistes, s'ils avaient "su" ce qui se tramait, auraient agi différemment. Mais maintenant, on sait. Alors il est utile d'écrire et de lire de tels ouvrages, d'observer le mécanisme "de l'intérieur", pour que tous nous soyions vigilants et que jamais cela ne se reproduise.
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